Mémoires d'un internaute #1 - Le jeu de rôle par e-mail

Pendant sept ans j'ai mené une double vie au quotidien. Sérieux, pour de vrai. J'étais à la fois étudiant et commando de l'Alliance Rebelle. Un genre de Sidney Bristow sans perruques.

Janvier 2003, deuxième année de fac. L'euphorie de la libération du joug culturel exercé par l'autorité parentale, combinée à la sortie récente de L'Attaque des Clones m'avait fait plonger dans la sphère warsiste. C'est là que, poussé par certaines de mes cyber-fréquentations de l'époque, je suis entré en contact avec un recruteur du Front Armé de Libération de la Galaxie. Au départ un simple formulaire, puis un mail reçu quelques jours plus tard, et j'intégrais une promotion avec le grade de Cadet. Nous étions une dizaine à nous retrouver là, je ne le savais pas encore mais certains de ces inconnus de l'époque deviendraient des ami-e-s et des frères / soeurs d'arme pour de longues années.

Bon, présenté comme ça, ça ressemble un peu au témoignage d'un mec qui s'est fait embarquer pour le djihad. J'arrête tout de suite et j'en profite pour saluer un éventuel agent de la sécurité intérieure qui aurait été attiré ici par une combinaison de mots malencontreux dans ce début d'article.

 

Le jeu de rôle par e-mail donc, descendant direct du jeu par correspondance postale (oui ça fait bizarre hein), est plus proche du travail de narration collaborative que du jeu de rôle sur table. Un poncif qui doit sans doute être nuancé selon les cas mais qui reste vrai dans l'intention du medium.

 

Narration

Le jeu se joue sur la durée et n'a pas de temps mort ou extra-diégétique. Le joueur intervient très peu en son nom propre, et s'il le fait ce n'est jamais pour influer sur le jeu. Au même titre que les phases d'action, sont jouées celles de préparation, d'intervalles, ou de routine. A l'inverse d'un jeu sur table où la préparation et la stratégie d'un combat sont souvent définies par les joueurs avant d'être exécutées par les avatars dans ce jeu par correspondance ce sont les personnages qui débattent pendant des heures du plan à mettre en place. Quant aux scènes de routine ou d'intervalle, c'est sans doute à relativiser mais je n'ai que très peu eu l'occasion d'en jouer sur table, en dehors des cas où le MJ nous poussait à jouer un moment a priori insignifiant pour y glisser un élément décisif, dans le jeu par correspondance elles constituent facilement la moitié du temps diégétique.

A titre d'exemple, pour le jeu par e-mail, je me souviens d'une mission qui nous a donné à jouer une phase de surveillance d'un bâtiment, s'étalant sur plusieurs jours dans le jeu (environ deux semaines IRL). Chaque matin les personnages se dispersaient avec des objectifs définis, passaient la journée seuls (ce qui demandait un gros travail descriptif de la part des joueurs, on y reviendra) puis rentraient au camp de base. S'ensuivait une phase de mise en commun, d'échange, de préparation des nouveaux objectifs de chacun pour le lendemain. Puis une fois ce travail effectué commençait la routine, ou style libre, où chacun occupait son personnage dans des actions insignifiantes et interagissait avec les autres pour donner corps à la vie quotidienne du groupe. Même entre chaque mission, lorsqu'il n'y avait plus de MJ pour cadrer l'histoire, les personnages continuaient d'interagir pour jouer leur vie à la base, entre exercices d'entrainement improvisés, soirées au mess et discussions sur la situation politique de la galaxie. Le fait de jouer chaque moment, y compris ceux qui n'ont pas de fonction scénaristique, sans véritable ellipse temporelle (à l'exception des phases de sommeil quand même) contribue à créer une histoire plus construite qu'une simple juxtaposition de moments forts, et instaure un véritable sentiment d'appartenance au groupe. 

Contexte : Après le crash de son vaisseau sur une planète hostile, l'escouade est invitée à partager le diner d'une tribu locale. L'aspect du repas rebute le personnage de Laaris, qui tente de s'en débarasser, pendant que l'escouade débriefe les missions de reconnaissance menées dans la journée.
Chaque couleur correspond aux prises de parole d'un personnage-joueur. Les phrases en bleu sont reprises d'un mail précédent dans lequel le joueur « Mac » posait des questions. En vert ce sont les réponses du joueur « Laaris », auteur de ce mail 
(moi en fait). En orange, une phrase du joueur « Alex » qui provient d'un mail ultérieur mais que j'ai reporté ici par souci de lisibilité.

 

Collaboration

De ma propre expérience, il semble qu'une partie sur table implique souvent une rivalité sous-jacente entre les joueurs, ou une tendance à chercher des actions qui vont prendre en défaut le MJ. La propension des rôlistes à tirer la couverture à soi m'a souvent exaspéré. Chercher à être celui qui tue le monstre, ouvre le coffre ou résoud l'énigme, avec pour seule motivation la récolte de XP, ou la satisfaction d'être le joueur le plus malin de la table, me semble contre-productif et antinomique avec le concept de roleplay. De même que faire de la rétention d'information ou prendre le MJ à part pour fomenter un truc qui va emmerder les autres.

Le PBEM, tout du moins ceux auxquels j'ai pu jouer, brille par l'absence d'antagonisme entre les participants, quels que soient leur rôle. Ceci est induit en premier lieu par le fait que personne ne se connait. Le joueur n'existe pas, il n'y a que des personnages. Pendant cinq ans d'affilée j'ai côtoyé un type, il était dans ma promo à l'académie le premier jour, à la fin de notre formation on a été intégré à la même escouade, on a gravi ensemble les échelons du jeu jusqu'à occuper des postes de commandement, puis il a quitté le service actif. Je n'ai aucune idée de qui était le joueur, je ne connais pas son prénom, tout juste ai-je deviné qu'il était belge à certaines de ses expressions. Mais au rythme moyen d'un mail tous les deux jours, sur plusieurs années, nos personnages sont devenus les meilleurs amis du monde, ont combattu et se sont pris des murges ensemble (oui, se prendre des murges est la meilleure illustration possible pour montrer qu'on est pote avec quelqu'un) et surtout se sont construit des souvenirs communs. 

Les brèves prises de becs entre joueurs que j'ai pu constater dans le jeu résultaient la plupart du temps de mauvaises formulations dans l'écriture des mails. Evidemment les vannes et blagues potaches entre persos faisaient partie du jeu, de même que des altercations entre personnages pouvaient se produire, avec si nécessaire un petit disclaimer hors-roleplay à la fin du mail, mais jamais je n'ai vu de joueur chercher à tourner une situation à son seul avantage, à s'accaparer un objet ou une information au dépens des autres. Ça n'aurait de toute façon servi à rien, les récompenses existaient dans le jeu mais ne résultaient pas d'un système concurrentiel. Le style, l'imagination, l'initiative et la participation étaient les seuls critères de notation. 

Exemple d'enchainement de mails (ici remis en page) et d'interactions entre joueurs et MJ

Une autre caractéristique du jeu par e-mail qui le distingue du jeu sur table est la temporalité et l'asynchronicité du système de jeu. Une séance autour d'une table est une activité ponctuelle qui cristallise les attentes des joueurs et se focalise sur les événements marquants du scénario. Tout le jeu est concentré sur ces moments où tout le monde joue ensemble et tente de développer son avatar comme il l'attend ou l'a prévu depuis la séance précédente. Par ailleurs, le temps de jeu lors des séances étant limité, le MJ va choisir quelles sont les phases de l'aventuresur lesquelles il souhaite insister. Et dans la très grande majorité des cas ce ne seront pas des moments bucoliques pendant lesquels le groupe d'aventurier décidera de s'essayer à la méditation transcendentale. Il va mettre ses joueurs dans des situations où ils devront s'exprimer à travers leurs actes et/ou leurs paroles.

Il n'y a donc que peu de temps de réflexion pendant le jeu. Les vélléités de roleplay que les joueurs ont élaboré seuls de leur côté sur une longue période doivent se traduire par l'action au moment restreint où tous se réunissent pour jouer. Ce qui occasionne fatalement le genre d'accrochages évoqués plus tôt si deux joueurs doivent mettre en pratique sur une même phase de jeu des intentions non compatibles.

A l'inverse le PBEM se joue au quotidien, c'est un travail de fond, et il est asynchrone. Chaque mail n'est qu'une occasion parmi d'autres de développer son jeu et ses idées, et l'écriture impose un temps de réflexion pour s'adapter à la situation. Si je ne peux pas faire ce que je veux de mon personnage, parce que l'auteur du mail précédent a orienté l'action collective dans une direction qui ne correspond pas à ce que j'attendais, je ne peux pas réagir dans l'instant en lui confrontant frontalement ma propre idée pour lui expliquer qu'elle est meilleure. Du fait de l'asynchronicité du jeu, à moins d'une intervention du MJ, ce que les autres ont joué avant moi est irrémédiable et ne peut être annulé ou discuté (par la voix du joueur s'entend). Prendre en compte les actions des autres, même si ce sont des erreurs, et s'en servir de vecteur pour véhiculer ses propres intentions vis à vis du développement de son personnage, n'est-ce-pas le plus abouti des roleplay ?

 

Et re-narration derrière

Bien souvent dans ce genre de cas, l'adaptation passera par la description. Le roleplay écrit permet d'entrer dans la tête du personnage pour narrer ce qu'il pense autant que ce qu'il fait. Une possibilité qui n'est pas incompatible avec le jeu sur table mais n'y est que très peu exploitée, tout comme les effets de style ou les procédés narratifs un peu élaborés. Là ou par nature, des rôlistes privilégieront l'action et le dialogue, l'essence du PBEM est dans la narration. On en arrive là à la limite du jeu de rôle pour aborder un véritable travail d'écriture collective. Que ce soit à l'initiative du MJ qui a construit un scenario sous forme de flashbacks/flashforwards ou d'un joueur qui se met à décrire les actions de son personnage à travers un point de vue tiers, les exemples d'effets de style sont nombreux et les possibilités infinies.

Intégration par le MJ d'un flash-forward explicatif dans une mission

 

Je me rends compte à la relecture que mon texte est bien plus à charge contre le jeu de rôle sur table que je ne le souhaitais au départ. Mon intention, à travers ces comparaisons, n'était que de faire ressortir ce que cette expérience de jeu par e-mail avait de particulier pour moi. Je vais donc tenter de conclure en recentrant sur cet aspect.

Malgré toutes ses qualités le Front Armé de Libération de la Galaxie a fini par s'essoufler. Les derniers joueurs regroupés en une seule escouade (il y a en a eu quatre en simultané à la belle époque) lâchaient prise l'un après l'autre et l'aventure est restée en suspens dans une station spatiale abandonnée dont j'ai oublié la raison de notre présence sur place. Depuis j'ai essayé d'autres jeux par e-mail sans retrouver ce que je cherchais, j'étais à chaque fois déçu par un système de jeu trop dirigiste ou une ambiance trop farfelue. Au final je ne sais pas si mon expérience est représentative du jeu de rôle par e-mail ou simplement de l'alchimie particulière incubée au sein du Front Armé de Libération de la Galaxie.

Restent des souvenirs, l'impression d'avoir vécu une double vie et l'expérience de roleplay la plus immersive qu'il m'ait été donné de jouer, étalée sur sept années. Une expérience partagée quotidiennement avec d'autres dont j'ignore tout, à l'exception de la fertilité de leur imagination et leur talent pour l'écriture. Des gens dont j'ai pourtant considéré les avatars comme des "proches".

Je me demande souvent si cette expérience a eu sur eux le même impact que sur moi. Est-ce que nos histoires leur manquent ? Est-ce qu'ils répondraient présents, après cinq ans de silence, à un mail roleplay qui relancerait l'aventure ? Le mail est rédigé depuis longtemps et reste dans ma boite d'envoi. Le dilemme qui me taraude est de savoir si je dois envoyer cette bouteille à la mer quitte à n'avoir aucune réponse, ou écrire seul, pour moi, la suite de cette histoire. De la collaboration ou de la narration, lequel doit prendre le pas sur l'autre ?

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